Extrait
de Cahier d'Ubiquité - Tome 1 - (Machine de Fuite,
Moyens d'Accès) - Editions Hermaphrodite - 2003
NB
: Voir également l'oeuvre adaptée
de ce texte : Machine
de Fuite - Vidéo-performance de Philippe Boisnard
et Yann Kerninon
"
Je parviens au sommet. Record pulvérisé : 23
minutes 38. Là commencent les crêtes. La route
s’élève encore et la neige l’envahit.
Les pneus entièrement lisses des bicyclettes de course
ne sont pas faits pour ça. Tant pis! Ou même
: tant mieux! Ce sera plus superbe parce que plus dangereux.
On ne laisse pas le monde lorsqu’il vous tire à
lui. On ne le congédie pas.
Car le monde m’invitait, me poussait à plonger
dans l’ouverture béante de son jeu infini : particules
de neige, cristaux enchevêtrés, magmas en bouillonnement,
rhizomes innombrables, correspondances comiques, irruptions
verticales, éruptions de surface, filaments minuscules,
comètes agglutinées, fulgurances énergiques.
Cortège des forces profondes. Le monde en son sein
même, par là où l’étant est.
Le monde, sa vérité. Toujours in-définissable.
Le silence devient lourd, s’approfondit encore. Sur
la route enneigée ne déambulait plus la moindre
automobile. J’étais seul, posé sur ce
décor ivoire comme un jouet mécanique fraîchement
remonté. Je pédalais, pédalais, pédalais.
Au fil des kilomètres, le fin manteau neigeux devenait
plus épais - jusqu’à dix centimètres.
Et des congères blanchâtres se formaient sous
les freins. L’eau dedans mon bidon commençait
à geler et les pneus effilés chassaient en permanence.
En esprit me venaient les images d’un Hinault - glorieuse
apocalypse - qui sur Liège - Bastogne - Liège
en 1980 avait franchi la ligne, solitaire et recru, laissant
loin derrière lui pas plus de vingt coureurs... tous
les autres ayant abandonné! Sous un déluge de
neige, caché sous une cagoule, le «Blaireau»
avait gagné l’épreuve en teigneux Grand
Seigneur qu’il était!
Dans mes jambes, bien sûr, pas la force d’un Hinault.
Mais dans ma tête : sa hargne. J’étais
une boule de nerfs, hérissée de mille piques.
Des geysers de vapeur sortaient de mes naseaux, semblables
à ceux des biches qui fuyaient dans les bois en voyant
arriver l’étrange bête humaine que j’étais,
posé sur mes deux roues. J’étais monde,
feu et glace. Mes bras, mes jambes, mes veines s’allongeaient
infinis, se mêlant dans la terre aux racines des arbres
et dans le ciel grisâtre, aux cheveux des nuées.
Hhhha! J’agrippais les cocottes, tirant comme un damné
sur les bords du guidon, appuyant sur mes jambes. Une fois
même, je chutai!, me relevant amusé, presque
fier, le flanc couvert de neige : ivresse des profondeurs...
"
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