Extrait de Moyens d'Accès au Monde (Introduction 1 : Prélude en Réquiem) - Editions du Bord de l'Eau - 2005

" Dire avec Nietzsche et Heidegger que le fond même de la modernité procède du désert, c’est dire bien plus qu’une simple lamentation sur la décadence ou l’anéantissement du monde, l’écroulement d’une civilisation. Constater le désert est plus terrible et plus angoissant encore que de constater une réduction au néant. Car si l’Antiquité grecque disparaît pour faire place à l’Empire Romain, si la décadence romaine fait place au Christianisme, le désert, lui, ne fait plus place à rien. Au contraire, il occupe la place, la mobilise, la neutralise et cultive en son sein, dit Heidegger, « tout ce qui garrotte et tout ce qui empêche ». La culture de tout ce qui garrotte et de tout ce qui empêche est devenue aujourd’hui notre principale activité.
Le désert nous surprend. Il se soustrait à notre compréhension. Car par l’effet d’une ruse, par sa complexité fluide et protée, il échappe à toute réduction théorique. Le désert nous déstabilise et esquive nos tentatives de pensée tout d’abord parce qu’il n’est pas désertique. Au contraire, en lui pullulent, sans cesse et par milliers, les objets, les idées, les fausses indignations et les révolutions mort-nées qui occupent et mobilisent l’espace. Le désert dont parlent Nietzsche et Heidegger – le premier sous la forme d’un cri, le second sous la forme d’une méditation – est le même désert qui par une ironie grinçante produit aujourd’hui, dans un affairement qui participe à son extension, un nombre infini de thèses, de colloques et d’articles consacrés précisément à Nietzsche et à Heidegger, assurant ainsi que leur parole authentique soit à jamais dissoute dans un flot de paroles frelatées. L’avenir de Martin Heidegger est à n’en pas douter dans la production de sujets de thèses, celui de Nietzsche – qui paiera son lyrisme – est dans la publicité.
Le désert ensuite nous surprend parce qu’il nous intègre. Nous, cela veut dire tous les hommes, tout ce que nous aimons, nos sourires d’enfants, nos plus purs enthousiasmes et jusqu’à ces lignes mêmes. C’est pourquoi il est particulièrement difficile de prononcer une parole sur le désert et « d’en haut », puisque nous sommes en vérité toujours dans le désert et en « en bas ». Le caractère désertique de notre époque est aujourd’hui si dense qu’il transforme toute parole positive ou négative, authentique ou frelatée, y compris celle tenue au sujet du désert lui-même, en une momerie ridicule dont on peut faire après huit jours, des conférences-débats, des objets publicitaires ou n’importe quoi d’autre.