Extrait de Cahier d'Ubiquité - Tome 1 - (Expérience Chaos) - Editions Hermaphrodite - 2003

" J’ai signé un contrat avec le diable. A durée déterminée. J’ai signé avec le diable un contrat de neuf mois. «En entreprise», comme on dit. Il s’est achevé ce midi. Et je jure comme un Faust qu’on ne m’y reprendra pas.

En entreprise, on s’ennuie, on perd son temps, on perd sa vie. Les employés perdent leur temps pour les patrons et les patrons perdent leur temps pour le marché. On meuble comme on peut cette déambulation. On dérive d’imprimantes en cafés, de bureaux en e-mails, de téléphones en réunions. Et tout le monde s’ennuie en donnant l’illusion d’être très occupé.
En entreprise, on s’ennuie. On fait tout le contraire de ce que l’on voudrait. Mais on ne le dit pas. Chacun garde pour soi le terrible secret que tout le monde connaît : ici, on s’ennuie, on perd son temps, on perd sa vie. Si quelqu’un le disait, il serait très mal vu. Mais tout le monde le pense.
En entreprise, on s’ennuie. En entreprise, on fait surtout semblant. Semblant d’aimer l’ennui, d’aimer perdre sa vie, sous prétexte qu’il «faut bien vivre». Semblant de travailler, semblant de s’amuser et d’être motivé et semblant de penser. On fait des théories supra funambulesques, on convoque philosophes, poètes et mots savants, à condition bien sûr qu’ils aient été châtrés de leur force subversive, qu’ils soient inoffensifs et qu’ils n’incitent personne à cesser de faire semblant. On se dit créatif, enthousiaste, motivé alors que l’on travaille à l’avenir du yaourt - du moins à son image. On fait semblant de tout, tout le temps. Parce que ne plus faire semblant serait trop douloureux, pas assez confortable. Et on pleure le week-end sur ses rêves oubliés. Jusqu’au jour où l’on ne les pleure plus. Jusqu’au jour où les rêves sont vraiment oubliés. Alors on ne rêve plus qu’à une autre carrière, à un autre salaire. Et l’entreprise a gagné. Vous prenez pour la vie ce qui est votre mort. Vous ne faites plus semblant, vous y croyez vraiment, vous trichez sans plus même le savoir. Le gigantesque ennui est devenu votre vie. Le jeu est devenu vrai. Et puisque tout le monde joue, partout et tout le temps, on dit que c’est la vie. Inversion des valeurs ".